Linstallation " Tu Sempre " est éloquente : état
des lieux de la propagation du virus du sida, elle se décompose
en plusieurs éléments disséminés dans lespace
dexposition. Au sol, est projetée une planisphère
où figure en données chiffrées la proportion des
victimes du VIH dans les différents continents. Sur les deux
pans de murs qui encadrent cette carte, sont accrochés une série
de portraits photographiques non légendés, semblant couvrir
les vingt dernières années et devant lesquels le spectateur
sinterroge sur leurs liens avec le sida ; cette pluralité
de visages coïncidant finalement peu avec la représentation
de la maladie que dessine la carte mondiale projetée au sol.
Ce parti pris volontairement non-illustratif et contrapunctique qui,
pour reprendre une allégorie musicale vise non la transcription
de variations dun même thème, mais la création
de formes qui se répondent lune lautre fonde
lensemble de linstallation. Ces personnes, photographiées
pour une part par yann beauvais, pour lautre par des proches,
ont un lien plus ou moins direct avec le sida : quil sagisse
ou non dhomosexuels décédés, séropositifs
ou séronégatifs, laspect volontairement amateur
des photos signifie que nous sommes tous affectés par la maladie.
Deux piles daffiches sont mises à la disposition des spectateurs
: lune est lagrandissement de la fleur sida occidentalis
tel quelle apparaît dans un herbier du XVIIIe siècle
et lautre le dessin macroscopique du virus conçu par ordinateur.
Leur impression a été programmée afin que les couleurs
sestompent progressivement, si bien que le lot final est pratiquement
invisible. Ces représentations du virus sont propres à
la sphère scientifique occidentale : la planche de botanique
- par excellence, le modèle dillustration dune classification
encyclopédique initiée à la Renaissance et systématisée
au XVIIIe siècle par le naturaliste Linné - est progressivement
remplacée par les représentations 3D conçues par
ordinateur. Ces images, vouées à la disparition, dénotent
du caractère à la fois normatif et précaire de
tout modèle scientifique, tôt ou tard remplacé par
un nouveau. Et comme pour faire pendant à ces représentations
conventionnelles et informationnelles, dédiées à
la libre circulation et consommation, parole est donnée (écoutable
sur CD en casque individuel) à des voix singulières qui
témoignent dune approche intime du sida. Miles Mc Kane
a prêté sa voix à Mark Morrisroe, photographe américain
décédé du sida en 1989. Mike Hoolboom et Didier
Lestrade lisent des textes quils ont écrit pour loccasion
: la narration du quotidien de la maladie par le fondateur dAct
up est ébranlante de vécu et témoigne de laspect
révoltant et dégradant de la maladie. Lautre moitié
de lespace dexposition est occupée par un écran
rotatif qui tourne à petite vitesse régulière et
dont lune des faces est dotée dun miroir. Deux projecteurs,
braqués de part et dautre du dispositif, diffusent un montage
dimages et de textes qui viennent sinscrire sur la surface
écran ou que renvoie la surface miroir dans lespace environnant.
Ce dispositif offre ainsi simultanément aux images un cadre de
projection tangible (la face écran, voire la tranche du cadre
pour le texte défilant vertical) et une surface réfléchissante
qui les diffracte et les propage dans lespace dexposition
où chaque élément (murs, piles daffiches,
voire spectateurs) deviennent écrans de projection. Comme pour
ses deux précédents films autour du sida, les images projetées
sont essentiellement du texte entrecoupé par quelques vues de
peau tatouée ou de murs graffités. Mêlant déclarations
dhommes politiques, extraits de rapports officiels ou darticles
provenant du monde entier, slogans, sondages, réflexions racistes
et anti-gays, ces textes en français et anglais ont subi un montage
complexe pour apparaître à limage en bloc, en texte
défilant vertical ou horizontal, de gauche à droite ou
de droite à gauche, à lendroit ou à lenvers,
en blanc sur blanc, ou en couleur, avec ou non des effets flicker. Ils
peuvent ainsi être saisis et lus par bribes sur lécran
ou, sous leffet du miroir rotatif en perpétuel mouvement,
devenir des objets visuels autonomes détachés de leur
source, débordant la surface de lécran pour parcourir
et redessiner lespace dexposition. Cette contamination de
lespace symbolise en quelque sorte la propagation du virus comme
celle de la rumeur, si prompte à se développer dans une
opinion publique désinformée. Le son composé par
Thomas Köner, à partir de samplings de diverses sources
sonores, dont un extrait dune manifestation dAct up tiré
du film Fast trip, long drop (1993) de Gregg Bordowitz, entrecoupées
de textes lus à la manière dun récitant dans
une Passion, agit également comme ambiance sonore
se diffusant dans lensemble de lespace dexposition.
Le traitement de limage et du son en flux continus et points de
vues multiples compose une sorte de chorégraphie visuelle et
sonore qui aménage des glissements et passages progressifs dun
médium ou dune forme à lautre.
Choisir daborder ce thème du sida selon un point de vue
homosexuel cest pour yann beauvais souligner son appartenance
et rendre hommage à cette communauté durement touchée
et mise à lindex lors de la découverte de la maladie,
mais également très tôt et efficacement mobilisée
civiquement. Mais cest aussi pointer la désinformation
et les inégalités de traitement dont continue à
pâtir cette maladie des minorités à
laquelle sont essentiellement exposées les populations marginalisées
(drogués, prostitués, détenus) et celles des pays
en développement. Avec ses composantes explosives sexe/sang/mort/argent/mondialisation,
le sida cristallise les phantasmes les plus archaïques de même
quil révèle limpuissance des pouvoirs publics
à juguler le cynisme de léconomie libérale
à dimension planétaire tel quil apparaît à
travers les batailles que se livrent les différents laboratoires
de recherche pour fabriquer et commercialiser les médicaments
et le vaccin à venir.
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