yann beauvais

tu sempre # 4
3 Avril - 17 mai 2003
 

… L’installation " Tu Sempre " est éloquente : état des lieux de la propagation du virus du sida, elle se décompose en plusieurs éléments disséminés dans l’espace d’exposition. Au sol, est projetée une planisphère où figure en données chiffrées la proportion des victimes du VIH dans les différents continents. Sur les deux pans de murs qui encadrent cette carte, sont accrochés une série de portraits photographiques non légendés, semblant couvrir les vingt dernières années et devant lesquels le spectateur s’interroge sur leurs liens avec le sida ; cette pluralité de visages coïncidant finalement peu avec la représentation de la maladie que dessine la carte mondiale projetée au sol. Ce parti pris volontairement non-illustratif et contrapunctique qui, pour reprendre une allégorie musicale – vise non la transcription de variations d’un même thème, mais la création de formes qui se répondent l’une l’autre — fonde l’ensemble de l’installation. Ces personnes, photographiées pour une part par yann beauvais, pour l’autre par des proches, ont un lien plus ou moins direct avec le sida : qu’il s’agisse ou non d’homosexuels décédés, séropositifs ou séronégatifs, l’aspect volontairement amateur des photos signifie que nous sommes tous affectés par la maladie. Deux piles d’affiches sont mises à la disposition des spectateurs : l’une est l’agrandissement de la fleur sida occidentalis tel qu’elle apparaît dans un herbier du XVIIIe siècle et l’autre le dessin macroscopique du virus conçu par ordinateur. Leur impression a été programmée afin que les couleurs s’estompent progressivement, si bien que le lot final est pratiquement invisible. Ces représentations du virus sont propres à la sphère scientifique occidentale : la planche de botanique - par excellence, le modèle d’illustration d’une classification encyclopédique initiée à la Renaissance et systématisée au XVIIIe siècle par le naturaliste Linné - est progressivement remplacée par les représentations 3D conçues par ordinateur. Ces images, vouées à la disparition, dénotent du caractère à la fois normatif et précaire de tout modèle scientifique, tôt ou tard remplacé par un nouveau. Et comme pour faire pendant à ces représentations conventionnelles et informationnelles, dédiées à la libre circulation et consommation, parole est donnée (écoutable sur CD en casque individuel) à des voix singulières qui témoignent d’une approche intime du sida. Miles Mc Kane a prêté sa voix à Mark Morrisroe, photographe américain décédé du sida en 1989. Mike Hoolboom et Didier Lestrade lisent des textes qu’ils ont écrit pour l’occasion : la narration du quotidien de la maladie par le fondateur d’Act up est ébranlante de vécu et témoigne de l’aspect révoltant et dégradant de la maladie. L’autre moitié de l’espace d’exposition est occupée par un écran rotatif qui tourne à petite vitesse régulière et dont l’une des faces est dotée d’un miroir. Deux projecteurs, braqués de part et d’autre du dispositif, diffusent un montage d’images et de textes qui viennent s’inscrire sur la surface écran ou que renvoie la surface miroir dans l’espace environnant. Ce dispositif offre ainsi simultanément aux images un cadre de projection tangible (la face écran, voire la tranche du cadre pour le texte défilant vertical) et une surface réfléchissante qui les diffracte et les propage dans l’espace d’exposition où chaque élément (murs, piles d’affiches, voire spectateurs) deviennent écrans de projection. Comme pour ses deux précédents films autour du sida, les images projetées sont essentiellement du texte entrecoupé par quelques vues de peau tatouée ou de murs graffités. Mêlant déclarations d’hommes politiques, extraits de rapports officiels ou d’articles provenant du monde entier, slogans, sondages, réflexions racistes et anti-gays, ces textes en français et anglais ont subi un montage complexe pour apparaître à l’image en bloc, en texte défilant vertical ou horizontal, de gauche à droite ou de droite à gauche, à l’endroit ou à l’envers, en blanc sur blanc, ou en couleur, avec ou non des effets flicker. Ils peuvent ainsi être saisis et lus par bribes sur l’écran ou, sous l’effet du miroir rotatif en perpétuel mouvement, devenir des objets visuels autonomes détachés de leur source, débordant la surface de l’écran pour parcourir et redessiner l’espace d’exposition. Cette contamination de l’espace symbolise en quelque sorte la propagation du virus comme celle de la rumeur, si prompte à se développer dans une opinion publique désinformée. Le son composé par Thomas Köner, à partir de samplings de diverses sources sonores, dont un extrait d’une manifestation d’Act up tiré du film Fast trip, long drop (1993) de Gregg Bordowitz, entrecoupées de textes lus à la manière d’un récitant dans une Passion, agit également comme “ambiance sonore“ se diffusant dans l’ensemble de l’espace d’exposition. Le traitement de l’image et du son en flux continus et points de vues multiples compose une sorte de chorégraphie visuelle et sonore qui aménage des glissements et passages progressifs d’un médium ou d’une forme à l’autre.
Choisir d’aborder ce thème du sida selon un point de vue homosexuel c’est pour yann beauvais souligner son appartenance et rendre hommage à cette communauté durement touchée et mise à l’index lors de la découverte de la maladie, mais également très tôt et efficacement mobilisée civiquement. Mais c’est aussi pointer la désinformation et les inégalités de traitement dont continue à pâtir cette maladie des “minorités“ – à laquelle sont essentiellement exposées les populations marginalisées (drogués, prostitués, détenus) et celles des pays en développement. Avec ses composantes explosives sexe/sang/mort/argent/mondialisation, le sida cristallise les phantasmes les plus archaïques de même qu’il révèle l’impuissance des pouvoirs publics à juguler le cynisme de l’économie libérale à dimension planétaire tel qu’il apparaît à travers les batailles que se livrent les différents laboratoires de recherche pour fabriquer et commercialiser les médicaments et le vaccin à venir.

Muriel Caron