Patrick NARDIN

> 17 mars - 13 mai 2000

 

"Paysages factices et images trouvées"

Dans les travaux anciens, le personnage dans l'exposition existait vraiment, sous la forme d'une petite figure de 20 cm de haut environ, à la fin réalisée en cire jaune. Maintenant, le personnage c'est le spectateur. Il déambule dans l'espace, levant ou baissant les yeux, portant le regard au lointain, figure d'un paysage factice. Images, peintures, bains, vidéos déclinent les paradigmes du paysage faisant voir dans l'exposition des expositions multiples. A l'instar du promeneur, le visiteur trouve des points de vues qui chaque fois l'amènent à une compréhension nouvelle tout en le tenant à distance, la distance même qui permet à la perception du paysage de se construire. Cette position du spectateur est le fait d'une double stratégie interrogeant à la fois l'espace et les matériaux.
Faut-il qu'une exposition ait lieu ? L'espace Faux Mouvement propose déjà en soi une expérience forte de l'espace : sol gris en béton brut, murs blancs très hauts, éclairage lisse au néon, une surface importante d'un seul tenant rythmée par des piliers. L'ensemble se perçoit d'abord comme un volume et défie toute approche qui consisterait a priori en une recherche de murs. C'est un endroit qui impose sa propre énergie. Depuis la rue une petite vitrine ne laisse pas deviner l'énorme vide intérieur : elle agirait presque comme un camouflage urbain en forme de boutique. L'attente du passant est contrariée sinon déçue par cet espace si peu visible, comme une grotte, une caverne à peindre. C'est une place perdue pour le commerce omniprésent du centre ville, un défi au supermarché par l'exhibition d'un espace inutilisable, non pas dans le sens impossible à utiliser mais avec la possibilité de n'en rien faire. Cette tentation du retrait est celle de nombreux artistes : c'est un peu comme de laisser tourner sa caméra vidéo et s'en aller pour ne pas mettre en oeuvre le pouvoir que donne la prise de vues permettant ainsi à d'autres forces issues de la réalité d'agir seules (voir les années 60).
Néanmoins le lieu se trouve très proche de l'extérieur : on y accède sans sas d'entrée, comme par un prolongement de la rue. Le regard porte alors très loin sur un mur à l'intérieur qui agit depuis les arcades bordant la place sans rien laisser voir du reste. L'exposition commence là sans doute, dans la rue.

les bains

Le projet s'est construit au départ sur une intervention minimale , au sol, laissant l'espace libre. Il s'agit à la fois de réorganiser le plan à partir des lignes induites par le dessin des piliers et de marquer une rupture avec la granuleuse dalle de béton. C'est ainsi qu'ont été créés deux "bains", le premier exactement localisé entre deux piliers - le second autour de deux piliers, traçant une longue ligne - constitués de paraffine colorée en jaune et coulée dans un dispositif bordé de métal d'une hauteur de 1cm. Ces "bains jaunes", éléments récurrents de mon travail, installent dans le lieu par leur transparence et leur très forte intensité colorée une énergie bien particulière que la photo ne saurait rendre que bien imparfaitement. C'est une expérience de l'instant où l'on voit l'immatérialité du jaune se poser comme une suspension sur le béton gris. Les bains jaunes constituent des paysages en soi, ils n'existent pas comme des tableaux posés au sol : de manière sensitive ils sont "le" paysage que l'on contemple. Définis par ailleurs en fonction de la structure même du volume, ils recomposent une circulation dont ils s'imposent comme les pivots. On les contourne sans pouvoir les piétiner même si la tentation est réelle de se mesurer à la matière, de fouler le sol (faire partie du paysage comme on entrerait dans un film). Ils interfèrent également avec tous les angles de vue plaçant les autres éléments à distance, au lointain.
les ciels

Le projet s'est développé ensuite par l'installation de trois "peintures de ciels" de la série Ciel x 12, composées chacune comme leur nom l'indique de 12 fragments de 50 x 65 cm. Le ciel ne connaît pas de frontières, ni de profondeur, ni de ligne droite : mobile en permanence il n'est pas réductible à des règles de représentation. Il est l'absence même de sujet dans l'histoire de la peinture, l'expression d'un paysage sans perspective (voir le paysage hollandais). Il s'agit ici d'une peinture informelle ou plutôt une peinture de formations instables où se meuvent des masses lourdes et légères, des corps résistants. La ligne se dissout dans des matières aspirant à des idées de nuages, toujours changeants mais sans relation avec de quelconques notions météorologiques. Les ciels ne sont pas conçus comme un grand format découpé ensuite en parties plus petites. Le format utilisé pour composer ces pièces est un format standard très banal (raisin), aisément manipulable, chaque élément fait l'objet au départ d'un traitement autonome. La conception même est morcellée. La nature du mouvement créé apparaît progressivement : les oeuvres sont réalisées par combinaison de fragments multiples sans limites précises, une pièce pouvant se poursuivre dans une autre. Les limites sont celles des lieux où elles s'inscrivent.
Le travail est réalisé sur papier, à l'encaustique, puis recouvert d'une fine couche de paraffine coulée là encore dans un bain de même format qui fusionne avec la peinture. Ce procédé introduit un flou, met la peinture à distance et souligne en quelque sorte l'immatérialité du ciel. La perception de près ou de loin n'est pas la même : de près la matière s'impose, de loin c'est un univers en technicolor, une image de cinéma à la fois unique (l'écran) et fragmentée (la bande), les deux choses étant ici offertes simultanément. La question du mouvement est essentielle : les 12 parties enchaînent un déplacement des masses qui mime le travail de la caméra. On pourrait dire que le nuage est en action. La volonté d'utiliser ces pièces est née de la découverte de cette longue perspective évoquée précédemment qui porte le regard depuis la rue vers le fond de l'espace (un travelling ? ) sans aucun obstacle. Le Ciel x 12 placé à l'extrémité semble donner une réalité tangible à ce couloir visuel : la rue est un point de vue.

les étoiles

L'informatique est largement associée depuis un certain nombre d'années à la conception et à la production des oeuvres. C'est, dans cette exposition, le cas de la série des Etoiles composée d'une centaine de pièces sous cadre métallique brut de 20 cm x 20 cm obtenues par la numérisation et la manipulation de peintures sur papier extraites d'un modeste carnet de 15 x 10 cm. La couleur disparaît, la luminosité change, le cadrage se modifie, la définition devient aléatoire parfois très floue, pour créer une réalité nouvelle dont le statut est ambigu : les travaux se vampirisent, l'un donne naissance à l'autre, la question de l'original se dilue. Ce n'est pas une photographie qui est retouchée mais un original peint qui sert de source à des possibilités multiples de création de nouvelles images chacune d'elles devenant une pièce autonome. L'original est peut-être ici le CD Rom contenant la documentation et permettant la répétition éventuelle de l'ensemble. Les images tirées sur imprimante, fortement graissées et fixées par l'huile derrière une plaque de plexiglass (un nouveau bain) apparaissent comme des peintures, ou des photos, ou des peintures d'après photo, la qualité de matière prise par le papier, pourtant sans mystère, figurant une création complexe. Présenté ici en deux lignes horizontales, assez haut sur le mur, ce travail développe à nouveau la question du rythme et du mouvement par la modification d'un carré à l'autre d'un point lumineux à l'intensité variable (l'étoile). Sous cette forme on peut le comprendre comme un mouvement décomposé pareil à celui d'un film, phénomène accentué par la qualité du noir et blanc qui concentre l'effet lumineux : on a pu parler à ce sujet de "paysage motorisé". Toutes ces petites pièces ont été réunies dans une vidéo, réalisée sans caméra, chacune d'elles occupant 1/25e de seconde d'un film de 4 secondes monté en boucle, où la série se ramasse en une seule image. Cette vidéo animant des éléments fixes peut accompagner la présentation des étoiles dont elle constitue une variable de l'installation. L'exploitation informatique (l'art cannibale) des peintures, objets, dessins est une constante du travail.

les balayages

L'installation Balayage bleu sur Balayage jaune est une synthèse de ce qui précède en superposant symboliquement le bleu et le jaune qui sont les éléments définissant dans ce travail l'idée du sol et l'idée du ciel. Une ligne d'horizon virtuelle sépare les deux téléviseurs qui reconstituent en quelque sorte l'image d'un paysage sans profondeur, hors shéma de la perspective de la renaissance, réduit à l'essentiel, à l'instar d'un désert, d'une steppe... Ces informations visuelles minimales ont été obtenues par filmage de dessins et peintures existant, sur le principe du dessin animé, image par image, par balayage des surfaces (le terme de balayage fait référence aussi à la création du signal vidéo). Les images ont subi ensuite de très fortes accélérations provoquant sur le jaune par exemple une forte sensation de vitesse. Les deux vidéo sont associées chacune à une bande son autonome que l'on entend ensemble. Il s'agit dans le cas de Balayage bleu de l'enregistrement des bruits de la forêt vosgienne après la tempête du mois de décembre : craquements des arbres, chute des branches... Des sons à peine modifiés mais impossible à reconnaître si le contexte n'est pas identifié. Dans Balayage jaune c'est un souffle enregistré par le micro de l'ordinateur et imitant le bruit du vent, mais considérablement amplifié. C'est un son très continu, tenu en tout cas, qui s'oppose au bruits secs, hachés, renvoyés par la vidéo bleue. Les deux téléviseurs produisent ainsi un son global qui évoque des espaces abandonnés, ouverts aux vents, traversés de fuites d'eau, grinçants, soumis à la force des éléments. L'intensité n'est pas très forte, le volume a été baissé à plusieurs reprises durant la mise en place de l'exposition, mais cette matière sonore a une présence qui sature l'espace. Les vidéos viennent clore l'exposition comme un dispositif autonome dans lequel les éléments interagissent : le paysage factice.
L'ensemble de ce travail situe les oeuvres en permanence dans un entre-deux par l'hybridation des techniques et les directions mutiples développées qui à chaque fois peuvent faire balancer le projet dans un sens ou un autre. L'approche est essentiellement mobile en faisant osciller les réalisations entre peinture et imagerie numérique, peinture et vidéo etc... Ce phénomène de "l'entre-deux" est particulièrement sensible dans les séries intitulées Images trouvées.
les images trouvées

Les séries des images trouvées sont construites comme leur nom l'indique de toute évidence avec des images effectivement trouvées et ne relèvent pas d'une prise de vues, qui supposerait une rencontre physique avec un sujet. Il y a simplement des images existant déjà et découvertes, non pas recherchées : cartes postales, diapos, photos de famille etc... "Pas recherchées" peut prendre là deux significations : le hasard de la rencontre et la banalité des situations présentées. Dans le cas de la série proposée dans l'exposition Point de vues, FAUX MOUVEMENT 1999, il s'agit de 6 diapositives extraites d'une pochette de marque "DIATONALE - plein écran" consacrée à la rive droite des Gorges du Verdon et ramassée un jour il y a plusieurs années à l'angle de la rue Goethe et l'avenue de Nancy à Metz. Les diapositives étaient d'une couleur brun-rouge, altération caractéristique d'un certain vieillissement qui fait disparaître les contrastes et par conséquent tout effet spectaculaire. C'est cette coloration que l'on peut voir encore dans la réalisation achevée. La localisation géographique du paysage m'intéressait peu, physiquement d'ailleurs il paraissait très interchangeable (changer de paysage est impossible, mais changer d'image ou de légende oui). La vision d'un lointain indéterminé, vide de tout personnage, banal en somme, a retenu mon attention par le rythme que cela créait d'une image à l'autre. L'impression était celle d'un PAYSAGE au sens générique du terme. Les images ainsi trouvées sont numérisées, manipulées plus ou moins (à peine agrandies dans le cas présent), puis imprimées pour devenir peinture par une sorte de régression de la technologie. Le sujet de la peinture n'est plus dans la représentation du paysage, déjà disponible, mais dans la manipulation matérielle des papiers, en fait assez sommaire, qui vient mimer en quelque sorte les secrets de fabrication, les techniques dissimulées des peintres anciens. Aucune couleur, seuls les mediums (liants) de la peinture sont utilisés : huile, cire, paraffine... qui viennent donner une transparence particulière aux matériaux et brouiller la claire lisibilité du paysage présenté. La question documentaire posée par les diapositives originales devient sans intérêt, l'image existe comme tableau. Placés dans un cadre métallique qui leur sert de réceptacle, les papiers, scellés ensuite sous verre, construisent une sorte d'objet-tableau au statut imprécis. Verre et métal s'opposent à (contiennent) la fluidité, la mollesse des graisses. La série agit sur le double rythme des matières et des images, de loin et de près, du détail singulier parfois indéchiffrable à la globalité du paysage évoqué par l'ensemble.
D'autres séries ont été réalisées en particulier à partir d'images des jeux olympiques de 1936, de séries de photos de famille, de cartes postales anciennes ou récentes, de fragments de magazines. Quoi qu'il en soit, il n'y a jamais une seule image mais bien toujours un ensemble : on retrouve là cette question du dialogue entre des parties articulées les unes aux autres comme on construirait une phrase. Dans l'exposition Paysages factices et images trouvées ont été présentés les derniers développements de ces séries, les Sauteurs : il s'agit de cadres métalliques carrés de 19 cm de côté fixés sur une tige ronde de 40 cm de long perpendiculairement au mur à une hauteur bien supérieure à celle de la ligne d'horizon. Face au mur, l'image, montrant des personnages en suspension, n'est pas visible ; en fait on ne voit rien du tout si ce n'est une surface blanche, les cadres dans la mesure où on les remarque à l'endroit où ils se situent ne montrent que leur profil. Pour voir les oeuvres il faut lever la tête et longer les murs. Le visiteur qui pénètre dans l'exposition aperçoit alors des personnes déambulant le regard en l'air comme des promeneurs musardant les yeux au ciel.

 

P.N. Juillet 2000