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...Mais s'il suffit d'éclairer pour exposer - un acte en apparence simple bien qu'il s'avère plus complexe quand on le pratique et y réfléchit un tant soit peu -, il reste à savoir selon quel mode et à quel endroit, à quel moment du parcours du visiteur, dans quelle direction, avec quelle intensité, quel cadrage, quelle netteté, etc., et ce que cela signifie. Ici à Metz, dans l'espace d'art contemporain Faux Mouvement j'ai opté pour six endroits, six moments, bref six mouvements, ni vrais ni faux, mais chaque fois en action, ici et maintenant - les éclairages, en tant qu'énoncés performatifs, n'ont rien à voir avec la vérité ou la fausseté, puisque leur validité consiste déjà dans leur acte même et dépend des fonctions du langage artistique qui les institue comme des oeuvres d'art. Le dispositif spatial est centrifuge et non unitaire, déclinant plusieurs possibilités de développement de l'évènement, acte et signe d'exposition. Les six projections ne sont jamais totalement visibles séparément ; lorsque le visiteur se trouve face à l'une d'entre elles, il aperçoit toujours l'indice d'une autre. Constituent-elles six flux identiques ou différents ; un seul et même flux en différentes situations, sous différentes formes? Elles ponctuent et induisent en tout cas les déplacements envisageables du visiteur comme suit : Une première projection de lumière en douche, éclaire le sol et révèle le passage du couloir d'entrée à la salle d'exposition. Quatre autres projections de lumière suivent, réparties en fonction de la division de l'espace d'exposition en quatre travées. Dans la première travée, juste dans l'axe de l'entrée et donc de la projection précédente en douche, une projection part du sol et monte en direction de l'angle mural du fond, fragmentée en quatre morceaux : tout d' abord rasante, puis frontale, rasante à nouveau et enfin (et encore) frontale. Dans la deuxième travée, une projection est brisée en deux par son diamètre dans l'angle du sol et du mur de retour. Dans la troisième travée, presque au fond lorsque le visiteur regarde en biais, une projection en "fontaine", verticale, éclaire au plafond un caisson enserrant un tube néon éteint. Et dans la quatrième et dernière travée, dans le prolongement mural du puits de lumière zénithale, une projection frontale, entière, trône sur le mur du fond. Une dernière projection est partiellement perceptibles depuis le couloir que le visiteur reprend pour sortir ; et si ce dernier jette un regard dans le bureau, il l'apercevra en entier, au-dessus du fauteuil et sur la vitrine, la débordant même, jusqu'à être atteinte dans son intégrité visuelle par quelques objets et éléments de mobilier. Comme en témoignent les photographies, six familles d'éclairages sont représentées ici par un membre chaque fois. Car seules demeurent (quasiment) identiques, relativement stables dans une durée qui dépasse celle de notre expérience subjective (voire celle de notre vie entière), d'un côté leur dispositions physiques (matérielles, structurelles, fonctionnelles) les plus générales, de l'autre leurs dispositions conceptuelles (leur type, à commencer par leur nom de famille). Mais la situation particulière rencontrée par chacun des visiteurs, l'atmosphère de celle-ci à tel ou tel moment, ses caractéristiques propres, sa dynamique et son expérience ponctuelle montrent, font et signifient toujours autre chose que ce que la famille (le type, le concept) est prête à revendiquer. Tant pis pour les photographies qui, pas plus que les dessins, les descriptions, les catalogues - et bien que tous remplissent parfois plutôt bien leur rôle - ne témoigneront jamais de cela ! Non seulement nous entrons et nous n'entrons pas dans les mêmes éclairages, comme nous sommes et nous ne sommes pas tout à la fois, mais celui qui rentre et se baigne dans telle ou telle exposition, expérimente tel ou tel éclairage, ne rentre pas, ne se baigne pas, n'expérimente pas deux fois la même chose. "On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve*", là réside la force poétique du fleuve. De même le flux, l'effet et la saisie d'une projection sont à la fois toujours les mêmes et toujours différents. A moins qu'une quelconque immunité n'ait fini par rendre notre visiteur insensible... Ne faudrait-il pas alors que celui-ci commence par s'interroger sur son immunisation ? Michel Verjux, Paris automne 1998 (*) Héraclite, Fragments, P.U.F., Paris, 1987, p.459 |